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La conscience fragmentée, origine du mal ?
LE PARADOXE DU BIEN ET DU MAL
Dans l'une de ses épîtres, saint Paul dit que la société humaine est régie par des "principautés et des pouvoirs" - son expression pour signifier "le démoniaque". Que nous interprétions le démoniaque comme une force extérieure ou simplement comme notre nature humaine et "péché originel", il y a quelque chose de foncièrement vrai dans l'idée que le diable gouverne le monde. Comme le montrent les guerres, les génocides, la pauvreté, la famine, les inégalités criantes dans la répartition des richesses, le racisme et le sexisme, le désespoir, la toxicomanie, la délinquance en col blanc dans nos institutions, le crime dans nos rues et la maltraitance des enfants et des femmes dans nos maisons, on peut estimer que le mal est à l'ordre du jour.
Du moins, c'est l'impression que l'on a la plupart du temps, car les forces du mal sont réelles et variées. Certains religieux prétendent que les facteurs perpétuants le mal trouvent leur origine dans le péché. Les explications psychologiques soulignent le plus souvent l'absence de conscience individuelle et collective. Bien des commentateurs voient dans le chaos de notre culture, avec l'effondrement des valeurs familiales et l'accent mis sur le matérialisme et le confort à tout prix, le principal déterminant du mal. On reproche souvent aux médias leur mauvaise influence. Jetons un oeil sur chacun de ces facteurs pour faire ressortir la réalité paradoxale du bien et du mal qui a un impact important sur nos choix de société.
Originellement, le mot "Satan" veut dire adversaire. Dans la théologie chrétienne, Satan est aussi appelé le diable. Lorsque nous jouons le rôle de l'adversaire, nous sommes précisément "l'avocat du diable". Mythologiquement, Satan ou le diable est un ange déchu qui expulsé du ciel pour désobéissance et orgueil ; il est devenu l'incarnation du mal et l'adversaire de l'homme. Une certaine dose d'antagonisme est bonne pour notre réflexion et notre développement. Mais l'excès en la matière peut receler un soupçon de perfidie. Toute attitude antagoniste qui est systématiquement contraire au développement de l'homme - et directement opposée au divin - contient les ingrédients de base pour la perpétuation du mal.
Parmi ces ingrédients, il y a la nature humaine elle-même. Je ne sais pas précisément quel rôle le diable joue en ce bas monde, mais comme je l'ai dit assez clairement dans Les gens du mensonge, étant donné la dynamique du péché originel, la plupart des gens n'ont pas besoin du diable pour faire le mal. Ils sont parfaitement capables de se débrouiller tout seuls. Dans Le Chemin le moins fréquenté, j'ai suggéré que la paresse est peut-être l'essence de ce que les théologiens appellent le péché originel - par paresse, je ne veux pas tant dire la léthargie physique que l'inertie mentale, morale ou spirituelle. Le péché originel englobe aussi notre tendance au narcissisme, à la peur et à l'orgueil. Combinées, ces faiblesses humaines ne contribuent pas seulement au mal mais empêchent les gens de reconnaitre leur part d'ombre. Déconnectés de leurs propres péchés, ceux qui n'ont pas l'humilité leur permettant de voir leurs faiblesses, sont les plus à même de contribuer au mal, volontairement ou involontairement. Ce sont ces individus ou ces groupes sans conscience et dépourvus d'intégrité qui sont en général à l'origine des guerres. J'ai parlé de ceci dans Les gens du mensonge, me servant du massacre de My Lai comme étude de cas. J'y montrais comment le mal, à un niveau institutionnel et de groupe, apparait lorsqu'il y a fragmentation de la conscience.
Dans Plus loin sur le chemin le moins fréquenté et Different Drum, j'ai parlé du fléau de la compartimentation. Je racontais à l'époque, vers 1970, où je travaillais à Washington et déambulais dans les couloirs du Pentagone, parlant de guerre du Vietnam à qui voulait l'entendre. On me répondait : "Docteur Peck, nous comprenons votre inquiétude. Oui, vraiment, nous vous comprenons. Mais voyez-vous, ici nous nous occupons seulement des approvisionnements, et notre seule responsabilité est de faire en sorte que le napalm soit fabriqué et expédié au Vietnam à temps. Nous n'avons absolument rien à voir avec la guerre. La guerre est la responsabilité du département politique. C'est eux que vous devriez voir."
J'ai donc rendu viste aux gens du département politique et ils m'ont dit : "Eh bien, voyez-vous, docteur Peck, nous comprenons votre inquiétude. Si, si, vraiment. Mais ici, au département politique, nous ne sommes pas réellement responsables de la politique que nous menons. Nous ne faisons qu'exécuter les décisions politiques, nous ne les prenons pas. C'est la Maison-Blanche qui s'en occupe." On aurait dit que personne au Pentagone n'avait rien à voir avec la conduite de la guerre au Vietnam.
On trouve ce même type de cloisonnement dans toute organisation d'une certaine taille, dans les affaires, dans l'administration, dans les hôpitaux et les universités, dans les églises. Lorsqu'une quelconque institution se développe et se compartimente, sa conscience devient le plus souvent si fragmentée et si diluée qu'elle disparait virtuellement ; l'organisation a alors le potentiel de devenir intrinsèquement mauvaise.
Le mot "diabolique" vient du grec diabellein, ce qui veut dire séparer, fragmenter ou compartimenter. Parmi les aspects les plus diaboliques de la fragmentation de notre conscience collective, on trouve des choses si ordinaires qu'elles ont été institutionnalisées, comme le racisme, le sexisme, le jeunisme et l'homophobie. Là où elles règnent, les mécanismes de l'oppression et de la déshumanisation sont à pied d'oeuvre. Lorsque certains groupes humains sont considérés comme inférieurs, non pertinents, ou sont traités avec dérision, des conséquences dramatiques pour la société dans son ensemble sont inéluctables.
Pour combattre le mal social institutionnalisé, nous devons nous rappeler que ce qui nous semble bon doit l'être pour la majorité des gens, la plupart du temps, et pas simplement "bon pour nous". [...]
Source : Livre Au delà du chemin le moins fréquenté de Scott Peck, pages 228 à 232
Réflexion sur la Shoah
[...] L’holocauste est un événement à la fois unique et normal. Doublement unique. Unique d’abord parce que moderne. Unique encore car il se détache de façon unique sur la quotidienneté de la société moderne: il rassemble certains facteurs ordinaires de la modernité qui ne se mélangent ordinairement pas. Bauman énumère ces facteurs : un antisémitisme radical, sa transformation en stratégie pratique par un État centralisé et puissant, la disponibilité d’un appareil bureaucratique aussi déshumanisant qu’efficace, l’état d’urgence, l’acquiescement du peuple; certes, concède-t-il, l’accession des nazis au pouvoir n’est pas un facteur normal de la modernité, mais les autres facteurs sont normaux. "Les porteurs du grand dessein présidant aux destinées de la bureaucratie étatique moderne, totalement affranchis des contraintes des puissances non-politiques (économiques, sociales et culturelles): voilà la recette du génocide. Il survient comme partie intégrante du processus par lequel est mis en œuvre le grand projet. Le projet donne au génocide sa légitimité, la bureaucratie étatique son instrument et la paralysie de la société le feu vert". Bauman donne une analyse précise de la rationalité bureaucratique qui repose sur deux principes : la méticuleuse division fonctionnelle du travail; la substitution de la responsabilité technique à la responsabilité morale. L’absence de conscience des effets réels des ordres, l’ignorance de la série entière des tâches, le seul intérêt pour l’avancement de la tâche, la déshumanisation des objets de l’activité bureaucratique (qu’il rapproche de la technique sociale d’effacement du visage), tous ces outils facilitent l’abstraction du travail et la disparition du problème de la moralité des objectifs bureaucratiques. Si l’agent accomplit sa mission, il a répondu entièrement à la morale de sa profession et, en général, à l’exigence morale. Bauman peut alors conclure: "Le mode d’action bureaucratique moderne renferme tous les éléments techniques nécessaires à l’exécution des génocides (...). La bureaucratie est programmée pour rechercher la solution optimale, pour mesurer l’optimal en des termes qui ne font aucune distinction entre un objet humain et un autre, ou entre un objet humain et non humain".
Source : Résumé du livre Modernité et holocauste de Zygmunt Bauman, réalisé par Jean-Jacques Delfour
Plus d'infos :
=> Résumé du livre Le chemin le moins fréquenté de Scott Peck
Tags : guerres, génocides, pauvreté, famine, inégalités, racisme, sexisme, délinquance, crime, maltraitance, conscience, société, institution