Le Point - Publié le 09/09/2014 à 11:08 - Modifié le 09/09/2014 à 11:54
Olivier De Schutter, ex-rapporteur spécial de l'ONU, dénonce l'inertie du système agricole mondial. Pour lui, le droit à l'alimentation est encore une fiction.
|
Taxer les produits à l'intérêt nutritif nul, redonner du pouvoir aux paysans, limiter le modèle de l'agriculture exportatrice face aux cultures vivrières... Autant de pistes qui pourraient endiguer la faim et la malnutrition dans le monde. © RIA Novosti |
Par JASON WIELS
|
Olivier De Schutter © OLIVIER VIN / BELGA MAG / BELGA/AFP |
Elle tue plus que le cancer, la guerre ou les catastrophes naturelles. En 2014, la faim est toujours d'actualité. Plus d'un milliard de personnes souffrent de sous-alimentation. Deux milliards de plus sont mal nourries. En parallèle, on dénombre 1,3 milliard d'individus en surpoids ou obèses. Cherchez l'erreur ! Surtout quand on sait que la planète pourrait produire largement assez pour nourrir tout le monde. Après six ans de mandat, Olivier De Schutter a abandonné en mai son tablier de rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation, remplacé par la Turque Hilal Elver. Le Belge a pris la coprésidence d'un nouvel organisme, Ipes Food. Un regroupement d'experts qui veut être à l'alimentation durable ce que le Giec est au climat. De passage à Paris au forum Convergences pour débattre de la production agricole durable, le juriste a accepté de répondre à nos questions.Le Point : En 2000, un des Objectifs du millénaire était de diviser par deux la faim dans le monde d'ici 2015, on en est loin. Quels nouveaux objectifs et surtout, quels moyens, faut-il prendre pour les prochaines années ?
Olivier De Schutter : Il y a un consensus sur la nécessité de réinvestir dans l'agriculture, mais pas n'importe laquelle. Celle entre les mains des petits producteurs, qui souvent font appel à une main-d'oeuvre familiale, dans les pays où la productivité est la plus basse, notamment l'Afrique subsaharienne. Même si ce diagnostic est très partagé, les solutions proposées dans les Objectifs du développement durable en train d'être adoptés à New York (en remplacement des Objectifs du millénaire, NDLR) vont dans le mauvais sens.
Je suis inquiet que l'on continue de prôner les vieilles recettes de la libéralisation des produits agricoles, qui ont prouvé qu'elles échouaient. Libéraliser, ça veut dire mettre en concurrence les agricultures du monde entier, sacrifier les moins compétitives et encourager une agriculture focalisée sur l'exportatrice plutôt que sur les cultures vivrières.
Il faut aller vers l'autosuffisance de chaque pays ?Pas nécessairement, mais il faut aller vers un rééquilibrage entre les marchés internationaux et locaux, qui ont été sous-développés. On n'a pas tiré tous les enseignements des crises alimentaires. Il y a une vraie tension entre l'objectif affirmé d'aider les plus petits et miser, encore, sur le développement du commerce international.
Le droit à l'alimentation est donc, encore aujourd'hui, une fiction ?Malheureusement, oui, dans bien des cas. Pourtant, nous vivons dans un monde qui, si l'on gérait adéquatement nos ressources, pourrait nourrir pratiquement deux fois la population de la planète. On produit l'équivalent de 4 500 kcal par personne et par jour. C'est deux fois plus que les besoins journaliers de 7 milliards d'habitants...
Vous avez pris vos fonctions en pleine crise, en 2008. Dans quelle mesure l'agriculture mondiale est-elle devenue le terrain de jeu des spéculateurs ?Cela a été très vrai entre 2008 et 2011, mais, depuis, les investisseurs sont moins intéressés aujourd'hui à l'idée d'accaparer les terres pour produire. Sur les marchés financiers, des mesures ont été prises pour limiter la trop grande volatilité des cours. Comme avec la mise en place du Agricultural Market Information System, coordonné par la FAO (sur le prix du riz, du blé, du soja et du maïs, NDLR).
Mais le cartel des céréaliers reste une réalité aujourd'hui...On sait que quatre entreprises* céréalières majeures monopolisent pratiquement le commerce international. Leur poids est encore plus excessif dans certaines régions. Cela entraîne des rapports de force extrêmement inégaux dans les chaînes alimentaires, du producteur au consommateur. Renforcer les organisations paysannes face à leurs intermédiaires, c'est un tabou dont on ne parle jamais dans les sommets internationaux.
Comment faire en sorte que les paysans aient leur mot à dire ?Il est frappant de voir que, quand les prix augmentent, les paysans n'en profitent guère et que, quand les prix baissent, ils sont payés moins. L'organisation en coopérative peut aider à renforcer leur pouvoir de négociation, à mieux choisir leurs acheteurs. Il faut aussi qu'ils soient mieux informés des prix auxquels ils peuvent prétendre.
Dans les pays qui ont franchi le pas, peut-on dire aujourd'hui que le rôle des OGM a joué un rôle positif ?C'est un chiffon rouge, qui a beaucoup trop monopolisé l'attention. En réalité, les OGM ont été bénéfiques à certains agriculteurs, dans certaines conditions, comme aux États-Unis. C'est un type de technologie adapté à leur agriculture industrielle. Mais dans beaucoup de cas, les OGM ne sont pas soutenables pour l'environnement, appauvrissent la biodiversité et, contrairement à ce qu'on pense souvent, augmentent à terme l'utilisation des pesticides. C'est aussi une technologie chère, pas adaptée pour les petits paysans qui dépendent du rachat de semences brevetées.
La malnutrition n'est pas qu'une affaire de pays du Sud. Aux États-Unis, l'écart se creuse entre la qualité du régime alimentaire des plus riches et des plus pauvres... Comment expliquer ce "quart-monde" des mal-nourris ?Dans les pays développés, ce sont les groupes sociaux les moins favorisés et les moins bien logés, ceux qui passent leur temps dans les transports, qui sont les moins bien alimentés. Ils sont les premières victimes de diabète, de maladies cardio-vasculaires, de cancers. J'ai longtemps pensé que le facteur décisif était le prix des fruits et des légumes. Ce n'en est qu'un parmi d'autres. Les plus décisifs sont le groupe social auquel on appartient, ses normes et aussi le temps que l'on a pour cuisiner des aliments frais.
Êtes-vous toujours partisan de taxer plus fortement les produits trop gras et sucrés, à faible valeur nutritive ?Oui, ce serait un très bon signal. Comme pour le tabac et l'alcool, les sodas et les aliments que les Anglo-Saxons appellent les HFSS (à forte teneur en gras, sucre et sel) doivent être taxés pour en décourager la consommation. Ils sont nocifs pour la santé ! C'est ce que le Mexique a fait depuis novembre 2013, cela va dans le bon sens.
Après six ans de mandat, quel est votre plus gros regret ?J'ai sous-estimé le verrouillage et l'inertie du système existant.
Dans mon rapport final que j'ai remis en mars, j'ai identifié les sources de ces blocages. Il faut plaider aujourd'hui pour une réappropriation par les citoyens du système alimentaire. Ils sont expropriés de ce système, ils n'ont guère les moyens de l'influencer. Les décisions prises le sont en faveur des lobbys, et non des populations. Le seul obstacle, au fond, n'est pas technique. Il est de nature politique.
* Soit Archer Daniels Midland (ADM), Bunge, Cargill et Louis Dreyfus - trois firmes américaines et une française -, surnommées les "ABCD companies".
Source : http://www.lepoint.fr/environnement/nous-pourrions-nourrir-deux-fois-la-population-mondiale-et-pourtant-09-09-2014-1861529_1927.php