• Pertinence et limites des objecteurs de croissance

    Par Mis en ligne le 20 juillet 2010
     

    Le dis­cours de la “dé­crois­sance” est une des rares pro­po­si­tions théo­riques quelque peu nou­velles ap­pa­rues dans les der­nières dé­cen­nies.  La partie du pu­blic qui est ac­tuel­le­ment sen­sible au dis­cours de la “dé­crois­sance” est en­core assez res­treinte. Ce­pen­dant, cette partie est in­con­tes­ta­ble­ment en aug­men­ta­tion.  Cela tra­duit une prise de conscience ef­fec­tive face aux dé­ve­lop­pe­ments les plus im­por­tants des der­nières dé­cen­nies : sur­tout l’évidence que le dé­ve­lop­pe­ment du ca­pi­ta­lisme nous en­traîne vers une ca­tas­trophe éco­lo­gique, et que ce n’est pas quelques filtres en plus, ou des voi­tures un peu moins pol­luantes, qui ré­sou­dront le problème.

    Il se dif­fuse une mé­fiance à l’égard de l’idée même qu’une crois­sance éco­no­mique per­pé­tuelle soit tou­jours dé­si­rable, et, en même temps, une in­sa­tis­fac­tion vers les cri­tiques du ca­pi­ta­lisme qui lui re­prochent es­sen­tiel­le­ment la dis­tri­bu­tion in­juste de ses fruits, ou seule­ment ses “excès”, comme les guerres et les vio­la­tions des « droits hu­mains ». L’attention pour le concept de dé­crois­sance tra­duit l’impression gran­dis­sante que c’est toute la di­rec­tion du voyage en­tre­prise par notre so­ciété qui est mau­vaise, au moins de­puis quelques dé­cen­nies, et que nous sommes face à une « crise de ci­vi­li­sa­tion », avec toutes ses va­leurs, aussi au ni­veau de la vie quo­ti­dienne (culte de la consom­ma­tion, de la vi­tesse, de la tech­no­logie, etc). Nous sommes en­trés dans une crise qui est éco­no­mique, éco­lo­gique et éner­gé­tique en même temps, et la dé­crois­sance prend en consi­dé­ra­tion tous ces fac­teurs, dans leur in­ter­ac­tion, au lieu de vou­loir “re­lancer la crois­sance” avec des “tech­no­lo­gies vertes”, comme le fait une partie de l’écologisme, ou de pro­poser une simple ges­tion dif­fé­rente de la so­ciété in­dus­trielle, comme le fait une partie des cri­tiques is­sues du marxisme.

    La dé­crois­sance plait aussi parce qu’elle pro­pose de mo­dèles de com­por­te­ment in­di­vi­duels qu’on peut com­mencer à pra­ti­quer ici et main­te­nant, mais sans se li­miter à cela, et parce qu’elle re­dé­couvre des virtus es­sen­tielles, comme la convi­via­lité, la gé­né­ro­sité, la sim­pli­cité vo­lon­taire et le don. Mais elle at­tire éga­le­ment par son air gentil qui laisse croire qu’on puisse opérer un chan­ge­ment ra­dical avec un consensus gé­néral, sans passer pour des an­ta­go­nismes es des af­fron­te­ments forts. Il s’agit d’un ré­for­misme qui se veut vrai­ment radical.

    La pensée de la dé­crois­sance a sans doute le mé­rite de vou­loir vrai­ment rompre avec le pro­duc­ti­visme et l’économicisme qui ont long­temps constitué le fond commun de la so­ciété bour­geoise et de sa cri­tique mar­xiste. Une cri­tique pro­fonde du mode de vie ca­pi­ta­liste pa­raît, en prin­cipe, plus pré­sente chez les dé­crois­sants que, par exemple, chez les te­nants du néo-opéraisme qui conti­nuent à croire que le dé­ve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives (no­tam­ment sous sa forme in­for­ma­tique) amè­nera l’émancipation so­ciale. Les dé­crois­sants tentent éga­le­ment de dé­cou­vrir des élé­ments d’une so­ciété meilleure dans la vie d’aujourd’hui, sou­vent laissés en hé­ri­tage par les so­ciétés pré­ca­pi­ta­listes, comme l’attitude au don. Ils ne risquent donc pas de miser – comme cer­tains autres — sur la pour­suite de la dé­com­po­si­tion de toutes les formes tra­di­tion­nelles de vie et sur la bar­barie cen­sées pré­parer une re­nais­sance miraculeuse.

    Le pro­blème est que les théo­ri­ciens de la dé­crois­sance res­tent assez dans le vague en ce qui concerne les causes de la course à la crois­sance. Dans sa cri­tique de l’économie po­li­tique, Marx a déjà dé­montré que le rem­pla­ce­ment de la force de tra­vail hu­maine par l’emploi de la tech­no­logie di­minue la « va­leur » re­pré­sentée dans chaque mar­chan­dise, ce qui pousse le ca­pi­ta­lisme à aug­menter en per­ma­nence la pro­duc­tion. Ce sont les ca­té­go­ries de base du ca­pi­ta­lisme – le tra­vail abs­trait, la va­leur, la mar­chan­dise, l’argent, qui n’appartiennent nul­le­ment à tout mode de pro­duc­tion, mais au seul ca­pi­ta­lisme – qui en­gendrent son dy­na­misme aveugle. Au-delà de la li­mite ex­terne, consti­tuée par l’épuisement des res­sources, le sys­tème ca­pi­ta­liste conte­nait dès le début une li­mite in­terne : de de­voir ré­duire – à cause de la concur­rence — le tra­vail vi­vant qui constitue en même temps la seule source de la va­leur. De­puis quelques dé­cen­nies, cette li­mite semble être at­teinte, et la pro­duc­tion de va­leur « réelle » a été lar­ge­ment rem­placée par sa si­mu­la­tion dans la sphère fi­nan­cière. D’ailleurs, la li­mite ex­terne et la li­mite in­terne ont com­mencé à ap­pa­raître au grand jour dans le même mo­ment: vers 1970. L’obligation de croître est donc consub­stan­tielle au ca­pi­ta­lisme ; le ca­pi­ta­lisme ne peut exister que comme fuite en avant et crois­sance ma­té­rielle per­pé­tuelle  pour com­penser la di­mi­nu­tion de la va­leur. Ainsi, une vé­ri­table « dé­crois­sance » ne sera-t-elle pos­sible qu’au prix d’une rup­ture to­tale avec la pro­duc­tion de mar­chan­dises et d’argent.

    Mais les « dé­crois­sants » re­culent en gé­néral de­vant cette consé­quence qui peut leur pa­raître trop « uto­pique ». Cer­tains se sont ce­pen­dant ral­liés au­tour du slogan « Sortir de l’économie ». Mais la plu­part reste trop dans le cadre d’une « science éco­no­mique al­ter­na­tive » et semble croire que la ty­rannie de la crois­sance n’est qu’une es­pèce de mal­en­tendu qu’on pour­rait battre en brèche à force de col­loques scien­ti­fiques qui dis­cutent de la meilleure façon de cal­culer le pro­duit in­té­rieur brut. Beau­coup des dé­crois­sants tombent dans le piège de la po­li­tique tra­di­tion­nelle, veulent par­ti­ciper aux élec­tions ou faires si­gner des chartes aux élus. Par­fois, c’est même un dis­cours un peu snob où des riches bour­geois apaisent leurs sens de culpa­bi­lité en ré­cu­pé­rant os­ten­si­ble­ment les lé­gumes jetés à la fin du marché. Et si la vo­lonté af­fi­chée de se dé­rober au vieux cli­vage « droite-gauche » peut pa­raître in­évi­table, il faut quand même s’interroger pour­quoi une cer­taine « Nou­velle Droite » a dé­montré de l’intérêt pour la dé­crois­sance, ainsi que sur le risque de tomber dans une apo­logie acri­tique des so­ciétés « tra­di­tion­nelles » dans le Sud du monde.

    Il y a donc une cer­taine niai­serie à croire que la dé­crois­sance pour­rait de­venir la po­li­tique of­fi­cielle de la Com­mis­sion eu­ro­péenne ou quelque chose du genre. Un « ca­pi­ta­lisme dé­crois­sant » se­rait une contra­dic­tion en termes, tout aussi im­pos­sible qu’un « ca­pi­ta­lisme éco­lo­gique ». Si la dé­crois­sance ne veut pas se ré­duire à ac­com­pa­gner et jus­ti­fier l’appauvrissement « crois­sant » de la so­ciété – et ce risque est réel : une rhé­to­rique de la fru­ga­lité pour­rait bien servir à dorer la pi­lule aux nou­veaux pauvres  et à trans­former ce qui est une im­po­si­tion dans une ap­pa­rence de choix, par exemple de fouiller dans les pou­belles – elle doit se pré­parer à des af­fron­te­ments et à des an­ta­go­nismes. Mais ces an­ta­go­nismes ne coïn­ci­de­ront plus avec les an­ciennes lignes de par­tage consti­tuées par la « lutte des classes ». Le né­ces­saire dé­pas­se­ment du pa­ra­digme pro­duc­ti­viste — et des modes de vie qui vont avec – trou­vera des ré­sis­tances dans tous les sec­teurs so­ciaux. Une partie des « luttes so­ciales » ac­tuelles, dans le monde en­tier, est es­sen­tiel­le­ment une lutte pour l’accès à la ri­chesse ca­pi­ta­liste, sans mettre en ques­tion le ca­rac­tère de cette pré­tendue ri­chesse. Un ou­vrier chi­nois ou in­dien a de bonnes rai­sons pour de­mander un sa­laire meilleur, mais s’il l’obtient, il va pro­ba­ble­ment s’acheter une voi­ture et contri­buer ainsi à la « crois­sance » et à ses consé­quences né­fastes sur le plan éco­lo­gique et so­cial. Il faut es­pérer qu’il y aura un rap­pro­che­ment entre les luttes me­nées pour amé­liorer le statut des ex­ploités et des op­primés et les ef­forts pour dé­passer un mo­dèle so­cial basé sur la consom­ma­tion in­di­vi­duelle à ou­trance. Peut-être que cer­tains mou­ve­ments de pay­sans dans le Sud du monde vont déjà dans cette di­rec­tion, sur­tout en ré­cu­pé­rant cer­tains élé­ments des so­ciétés tra­di­tion­nelles comme la pro­priété col­lec­tive de la terre ou l’existence de formes de re­con­nais­sance de l’individu qui ne sont pas liées à sa per­for­mance sur le marché.

    En ré­sumé : le dis­cours des dé­crois­sants semble plus pro­met­teur que beau­coup d’autres formes de cri­tique so­ciale contem­po­raine, mais il doit en­core se dé­ve­lopper et sur­tout perdre ses illu­sions sur la pos­si­bi­lité de sim­ple­ment ap­pri­voiser la bête ca­pi­ta­liste à tra­vers des actes de bonne volonté.

    An­selm Jappe, 2010.

    Anselm Jappe, né le 3 mai 1962 à Bonn (Allemagne), enseigne la philosophie en Italie. Il est un théoricien de la « nouvelle critique de la valeur » et spécialiste de la pensée de Guy Debord.


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