Derrick Jensen (né le 19 décembre 1960) est un écrivain et activiste écologique américain, partisan du sabotage environnemental, vivant en Californie. Il a publié plusieurs livres très critiques à l’égard de la société contemporaine et de ses valeurs culturelles, parmi lesquels The Culture of Make Believe (2002) Endgame Vol1&2 (2006) et A Language Older Than Words (2000). Il est un des membres fondateurs de Deep Green Resistance.Plus de renseignements sur l’organisation Deep Green Resistance et leurs analyses dans cet excellent documentaire qu’est END:CIV, disponible en version originale sous-titrée français en cliquant ici.Article source: https://orionmagazine.org/article/forget-shorter-showers/
Une seule personne sensée aurait-elle pu penser que le recyclage aurait arrêté Hitler, ou que le compostage aurait mis fin à l’esclavage ou qu’il nous aurait fait passer aux journées de huit heures, ou que couper du bois et porter de l’eau aurait sorti le peuple russe des prisons du tsar, ou que danser nus autour d’un feu nous aurait aidés à instaurer la loi sur le droit de vote de 1957 ou les lois des droits civiques de 1964? Alors pourquoi, maintenant que la planète entière est en jeu, tant de gens se retranchent-ils derrière ces « solutions » tout-à-fait personnelles ?
Une partie du problème vient de ce que nous avons été victimes d’une campagne de désorientation systématique. La culture de consommation et la mentalité capitaliste nous ont appris à prendre nos actes de consommation personnelle (ou d’illumination) pour une résistance politique organisée. Une vérité qui dérange a participé à la prise de conscience du réchauffement climatique. Mais avez-vous remarqué que toutes les solutions présentées ont à voir avec la consommation personnelle – changer nos ampoules, gonfler nos pneus, utiliser deux fois moins nos voitures – et n’ont rien à voir avec le rôle des entreprises, ou l’arrêt de la croissance économique qui détruit la planète ? Même si chaque individu aux États-Unis faisait tout ce que le film propose, les émissions de carbone ne baisseraient que de 22%. Le consensus scientifique stipule pourtant que ces émissions doivent être réduites d’au moins 75%.
Ou bien parlons de l’eau. Nous entendons si souvent que le monde va bientôt manquer d’eau. Des gens meurent par manque d’eau. Des rivières s’assèchent par manque d’eau. Et pour cette raison, nous devons prendre des douches plus courtes. Vous voyez le rapport ? Parce que je prends des douches, je suis responsable de l’épuisement des aquifères? Eh bien non. Plus de 90% de l’eau utilisée par les humains l’est par l’agriculture et l’industrie. Les 10% restant sont partagés entre les municipalités et les êtres humains qui vivent et respirent. Et l’entretien des terrains de golf d’une ville nécessite en moyenne autant d’eau que l’ensemble des êtres humains de cette ville. Les gens (qu’ils soient des gens humains ou des gens poissons) ne sont pas en train de mourir parce que l’eau s’épuise. Ils sont en train de mourir parce que l’eau est volée.
Ou bien parlons de l’énergie. Kirkpatrick Sale le résume bien : « Ces 15 dernières années, l’histoire a été la même chaque année : la consommation individuelle – résidence, voiture privée, etc. – ne représente jamais plus d’1/4 de la consommation totale d’énergie ; la grande majorité vient du commerce, de l’industrie, des entreprises, de l’agro-industrie et du gouvernement [il a oublié l’armée]. Alors, même si on se mettait tous à rouler à vélo et à se chauffer au bois, ça n’aurait qu’un impact négligeable sur l’utilisation de l’énergie, le réchauffement climatique et la pollution atmosphérique. »
Ou bien parlons des déchets. En 2005, la production de déchets par habitant (essentiellement ce qu’on dépose sur le trottoir pour les collectes) était de 1660 livres (environ 750 kilos). Disons que vous êtes un activiste radical et intransigeant et que vous voulez réduire ça à zéro. Vous recyclez tout. Vous emportez vos sacs de courses. Vous réparez votre grille-pain. Vos orteils passent au travers de vos vieilles baskets. Et ce n’est pas tout. Comme les déchets municipaux n’incluent plus seulement les déchets des ménages mais aussi ceux des bureaux du gouvernement et des entreprises, vous allez dans ces bureaux, brochures d’information en main, et vous les persuadez de suffisamment réduire leur production de déchets pour en éliminer votre part. J’ai une mauvaise nouvelle. Les déchets des ménages représentent seulement 3 % de la production totale de déchets aux États-Unis.
Soyons clairs. Je ne dis pas que nous ne devrions pas vivre simplement. Je vis moi-même assez simplement, mais je ne prétends pas que ne pas acheter grand-chose (ou ne pas conduire beaucoup, ou ne pas avoir d’enfants) soit un acte politique fort, ni que ce soit profondément révolutionnaire. Ça ne l’est pas. Le changement individuel n’est pas égal au changement social.
Alors, comment, et particulièrement avec cet enjeu planétaire, en sommes-nous arrivés à accepter ces réponses tout à fait inappropriées et insuffisantes ? Je pense que c’est en partie du au fait que nous soyons pris dans une double contrainte. Une double contrainte, c’est le fait de pouvoir choisir parmi plusieurs options, qui nous sont toutes défavorables, et quand ne rien choisir n’est pas une option. Dès lors, il pourrait être assez facile de reconnaître que toutes les actions impliquant l’économie industrielle sont destructrices (et nous ne devrions pas prétendre que les panneaux solaires, par exemple, ne le sont pas : ils nécessitent des infrastructures et extractions minières, et des infrastructures de transport à toutes les étapes du processus de production ; la même chose est vraie de toutes les soi-disant technologies vertes). Donc si nous choisissons l’option 1 — si nous participons activement à l’économie industrielle — nous pouvons penser, à court terme, que nous gagnons, puisque nous accumulons des richesses, signe de réussite dans notre société. Mais nous perdons, parce qu’à agir ainsi, nous abandonnons notre empathie, notre humanité animale. Et nous perdons vraiment parce que la civilisation industrielle tue la planète, ce qui signifie que tout le monde est perdant. Si nous choisissons la solution « alternative » de vivre plus simplement, et donc de causer moins de mal, mais encore sans empêcher l’économie industrielle de tuer la planète, nous pouvons penser, à court terme, que nous gagnons, parce que nous nous sentons purs, et que nous n’avons pas eu à abandonner notre empathie (juste assez pour justifier le fait de ne pas empêcher ces horreurs), mais, encore une fois, nous sommes perdants parce que la civilisation industrielle tue toujours la planète, ce qui signifie que tout le monde est perdant. La troisième option, agir délibérément pour stopper l’économie industrielle, est très effrayante pour un certain nombre de raisons, notamment, mieux qu’une planète morte.
En plus d’être inapte à entrainer les changements nécessaires afin de stopper cette culture dans sa destruction de la planète, il y a au moins 4 autres problèmes qu’engendre cette croyance selon laquelle un mode de vie simple est un acte politique (et que ce n’est pas qu’un simple choix de vie personnel). Le premier problème est que cela reposerait sur la notion fallacieuse selon laquelle les humains abîment inévitablement leur environnement. L’acte politique d’une vie simple consiste seulement à réduire les dégâts, alors que les humains peuvent aider la Terre aussi bien qu’ils peuvent la détruire. Nous pouvons rétablir les cours d’eau, nous pouvons nous débarrasser des nuisibles envahissants, nous pouvons abattre les barrages, nous pouvons déstabiliser ce système politique qui privilégie les riches et ce système économique extractiviste, nous pouvons détruire l’économie industrielle qui détruit, elle, le véritable monde physique.
Le second problème – et il est important, lui aussi – c’est que cela amène à blâmer injustement l’individu (et particulièrement les individus les moins puissants) au lieu de ceux qui exercent effectivement le pouvoir dans ce système et pour ce système. Kirkpatrick Sale encore : « Le sentiment de culpabilité individualiste du tout-ce-que-tu-pourrais-faire-pour-sauver-la-planète est un mythe. Nous, en tant qu’individus, ne créons pas les crises, et nous ne pouvons pas les résoudre. »
Le troisième problème est que cela implique de nous redéfinir de manière capitaliste, de citoyens à consommateurs. En acceptant cette redéfinition, nous réduisons nos possibilités de résistance à consommer ou ne pas consommer. Les citoyens ont un panel bien plus large de possibilités de résistance, comme voter ou ne pas voter, se présenter aux élections, distribuer des tracts d’information, boycotter, organiser, faire pression, protester et, quand un gouvernement en arrive à détruire la vie, la liberté, et la poursuite du bonheur, nous avons le droit de l’altérer ou de l’abolir.
Le quatrième problème, c’est que l’aboutissement de cette logique de vie simple en tant qu’acte politique est un suicide. Si chaque action interne à l’économie industrielle est destructrice, et si nous voulons mettre un terme à cette destruction, et si nous ne voulons (ou ne pouvons) pas remettre en question (plus ou moins détruire) toute l’infrastructure morale, économique et physique qui fait que chaque action interne à l’économie industrielle est destructrice, alors nous en viendrons aisément à croire que nous causerions beaucoup moins de dégâts si nous étions morts.
La bonne nouvelle, c’est qu’il y a d’autres options. Nous pouvons suivre l’exemple d’activistes courageux qui ont vécu aux époques difficiles que j’ai mentionnées — l’Allemagne nazie, la Russie tsariste, les États-Unis d’avant la Guerre de Sécession — qui ont fait bien plus que montrer une certaine forme de pureté morale ; ils se sont activement opposés aux injustices qui les entouraient. Nous pouvons suivre l’exemple de ceux qui ont rappelé que le rôle d’un activiste n’est pas d’évoluer dans les systèmes d’oppression avec autant d’intégrité que possible, mais bien d’affronter et de faire tomber ces systèmes.
Derrick Jensen
source : http://partage-le.com/2015/03/oubliez-les-douches-courtes-derrick-jensen/
La simplicité volontaire peut-elle tourner en faux ami ? (Tribune publiée dans La Décroissance)
Le journal "La décroissance" m'a invitée à réagir, avec François Ruffin (Là bas si j'y suis, Fakir) et Michel Poulard, à cette question. Un grand merci à mon camarade Laurent Ayrault pour son temps et son aide. Voici donc un début de réponse, mais le débat continue... A retrouver dans le numéro d'avril [2015].
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La simplicité volontaire peut-elle tourner en faux ami ?
En ces temps de crise, la simplicité volontaire semble séduire les éditeurs. Nombreux sont les guides qui sortent sur la question. Cela nous a menés à nous réinterroger sur l'aspect individualiste de la démarche pourtant salutaire du pas de côté, ("je pense me mettre à l'abri de la crise, je mange bio, je fais mon potager", etc. ). Ne risque-t-on pas de tomber ainsi dans l'esprit du "chacun fait ce qui lui plaît" propre à la logique libérale, reléguant aux oubliettes le sentiment d'appartenance à un corps social ? Peu dérangeante pour le système en place, la simplicité volontaire peut-elle devenir un faux ennemi du capitalisme ?
Avant toute chose, je salue la décolonisation de l'imaginaire que permet la simplicité volontaire. Elle possède le caractère émancipateur que représente le fait de ne plus être des forçats de la consommation et de la compétition. Un de ses mérites indéniables réside dans le choix de deux termes positifs. Et pour peu qu'elle s'écarte des caricatures du type "je m'installe dans les bois sans eau ni électricité et je vis de récupération", elle nous aide à réfléchir et à mener la bataille culturelle.
Maintenant, énoncée sans autre précision, l'expression a le défaut de donner à cette démarche un caractère individualiste. Cela appelle plusieurs remarques.
Tout d'abord, comme votre question le soulève, si notre réponse à l'urgence écologique était simplement de poursuivre le même fonctionnement de société en misant tout sur des changements individuels, elle serait contre-productive car elle renforcerait le capitalisme en l'accompagnant, avaliserait les injustices en place, et échouerait à proposer une voie d'émancipation et même à atteindre ses objectifs environnementaux.
Ensuite cela poserait un problème de justice élémentaire. J'espère que plus personne n'ose soutenir que tous les habitants de la planète ont une responsabilité égale dans la dégradation des écosystèmes (climat, biodiversité etc), et qu'il suffirait que chacun réduise de 20 % son empreinte écologique pour résoudre la question. Il n'est pas acceptable de demander le même effort au riche et au pauvre, alors qu'ils n'ont pas la même empreinte écologique - les études de l'Insee en attestent.
La troisième limite serait de considérer que chaque individu a des possibilités de choix identiques. Je ne suis pas sûre que l'on trouve, parmi celles et ceux qui ont témoigné dans la Décroissance, un échantillon représentatif de la société française. Et devrions-nous reprocher aux travailleurs pauvres qui, compte tenu des prix du logement, habitent loin de leur travail dans une banlieue mal desservie par les transports en commun, de consommer trop d'énergie ? C'est bien l'organisation libérale actuelle et l'exploitation de pans entiers de la société qui est à l'origine de ces inégalités ! L'autonomie des individus ne se décrète pas, c'est un horizon politique. A l'inverse du système actuel, nous devons donc promouvoir la construction sociale de la liberté (et de l'autonomie), ce que d'aucuns appellent socialisme.
A l'approche individuelle, dont on a examiné les limites, il faut donc ajouter une dimension collective. Les expériences existent : AMAP, SEL, etc. Ce n'est pas la même démarche d'acheter des produits bios dans un supermarché ou d'aller chaque semaine à l'Amap. Voilà qui permet de créer du lien social et de la convivialité, à l'opposé de la logique libérale qui en renvoyant les individus à eux-mêmes fait naître une frustration que l'idéologie publicitaire saura exploiter...
Mais on s'aperçoit très vite que ces îlots de résistance butent eux mêmes sur les grands choix d'organisation de la société. Il faut donc y ajouter la dimension politique, institutionnelle et législative. Non, il n'y a pas de fatalité à ce que l’État et les pouvoirs publics servent la logique productiviste et les intérêts privés. Bien au contraire ! A la base de la démarche de simplicité volontaire, il y a la conscience d'un intérêt général supérieur aux intérêts particuliers.
C'est aussi le point de départ de l'idée de République sociale. Par conséquent, le combat pour une VIè République nourrie par l'implication populaire est indissociable du projet de planification écologique démocratique que nous défendons. Le développement du capitalisme et de la mondialisation financière n'aurait pu se faire sans les dispositions juridiques qui le permettent (malheureusement la construction européenne en est une bonne illustration). C'est donc une autre orientation qui est nécessaire pour dépasser ce système et servir l'intérêt général sur le temps long. Des pouvoirs exécutifs et législatifs bien choisis peuvent le permettre et, à leur niveau, participer à la bataille culturelle, en réduisant par exemple la place de la publicité et des médias dominants. Alors... Prenez le pouvoir !
Corinne Morel Darleux, née le 1er octobre 1973 à Paris, est une femme politique française. Elle est coordinatrice des assises pour l’écosocialisme au Parti de gauche, conseillère régionale de Rhône-Alpes et membre du bureau de la Fondation Copernic et du Mouvement Utopia.
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