• En Bretagne, la face cachée de l'agro-business - Nicolas Legendre

     Dessin de Benjamin Tejero

     

    Retrouvez les 2 articles du PDF sur le site du journal Le Monde :

    1. L’industrie agroalimentaire, un entrelacs de pouvoir et d’argent en terres bretonne
    2. Dans les champs bretons, l’industrie agroalimentaire et la culture de la peur

     

    Et ici les liens vers les 3 articles suivants écrits également par Nicolas Legendre (début de l'article sous chaque titre) :

    3. Les paysans bretons dans la spirale du productivisme

    « En Bretagne, la face cachée de l’agrobusiness » (3/5). Sur le premier territoire agricole de France, les paysans ont été contraints ces dernières décennies d’investir, et donc de s’endetter, pour se moderniser et survivre au modèle dominant : le productivisme. Une fuite en avant qui a provoqué une profonde crise morale et nombre de faillites.

    « Ça fait quoi d’aller au boulot le matin en sachant qu’on a 4 millions d’euros de prêts sur le dos ? » En guise de réponse, Yannick, éleveur de porcs dans les Côtes-d’Armor, offre un rire nerveux. Puis il dit : « J’ai pris le risque, donc j’assume. » Et de préciser : « Faut être capable d’assumer… » Comme beaucoup de ses confrères, Yannick a investi pour mettre ses infrastructures aux normes, agrandir son élevage, acheter de nouvelles terres. Sa banque l’a encouragé. L’Etat, indirectement, l’a encouragé. Sa coopérative l’a encouragé. Cette dernière, basée en Bretagne, est un mastodonte de taille mondiale.

    Yannick possède des parts du capital de la « coop », mais ses marges de manœuvre vis-à-vis d’elle sont limitées. Il doit lui acheter ses porcelets, les aliments pour les engraisser et les services vétérinaires ad hoc. Interdiction d’aller voir ailleurs, sous peine de sanction. Lorsque Yannick ne peut pas régler ses achats rubis sur l’ongle, la « coop » lui octroie des facilités de paiement… moyennant des intérêts. Aux prêts de long terme, contractés auprès des banques, s’ajoutent donc des crédits de court terme. Les « ouvertures de crédit » (« OC », dans le jargon) s’empilent.

    Chaque créancier prend des garanties. Qui s’accumulent, elles aussi. « La maison est hypothéquée, le cheptel est hypothéqué, les bâtiments sont hypothéqués », soupire Yannick. Comble de l’hypothèque : la coopérative a nanti les parts sociales de l’éleveur en échange d’un différé de paiement (avec intérêts) sur des livraisons d’aliments. S’il ne parvenait pas à régulariser sa situation, il pourrait perdre sa participation au capital de la « coop », fruit de plusieurs décennies de labeur. Ces fardeaux le hantent : « J’en suis à 100 % d’endettement. La “coop” paie mal, et c’est à l’éleveur de trouver les moyens de subvenir. Dans le même temps, les dirigeants se font mousser en achetant des filiales un peu partout… On nous dit : “Vous n’êtes pas contents ? Allez bloquer les supermarchés !” Mais pendant que je bloque des supermarchés, je ne fais pas mon boulot de paysan ! C’est un cercle vicieux. »

    4. Le lobby agroalimentaire breton, une machine puissante et bien huilée

    « En Bretagne, main basse sur la terre » (4/5). Depuis la révolte des agriculteurs de Morlaix, en 1961, le complexe agro-industriel est devenu indissociable de la réalité économique, politique, sociale et environnementale de la région. Il n’a jamais cessé, non plus, de bénéficier d’un accès privilégié au cœur de l’Etat.

    Morlaix, le 8 juin 1961. Réveillé à l’aube par un tintamarre de tous les diables, le sous-préfet du Finistère doit fuir « sa » sous-préfecture, envahie par plusieurs centaines d’agriculteurs, et se réfugier au commissariat. Voilà des semaines que la colère gronde. La modernisation des exploitations maraîchères a entraîné une hausse de la production, ainsi qu’un endettement massif de certains paysans, contraints de brader leurs légumes à des négociants tout-puissants. Les invendus pourrissent, le gouvernement rechigne à agir. Vu de Paris, cette fronde inquiète, car son écho résonne fort en Vendée, dans la Creuse, dans le Puy-de-Dôme…

    Tandis que les CRS affluent vers Morlaix, les manifestants quittent la sous-préfecture et improvisent un meeting. Deux syndicalistes sont placés en détention provisoire. L’un d’eux est le jeune Alexis Gourvennec, qui s’affirmera par la suite comme un leader emblématique. Quinze jours plus tard, il comparaît avec son compère devant le tribunal correctionnel. Dehors, environ 10 000 de leurs collègues attendent le jugement. Les prévenus seront relaxés, puis portés en triomphe par la foule.

    Le gouvernement, groggy, se résout à changer de braquet : des mesures économiques et sociales sont entérinées, un nouveau ministre de l’agriculture est bientôt nommé, la mise en œuvre de la première loi d’orientation agricole accélérée. Celle-ci prévoit notamment l’élaboration et la mise en application des politiques agricoles « avec la collaboration des organisations professionnelles » concernées. Des organisations au sein desquelles la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et son antichambre, le Centre national des jeunes agriculteurs (devenu par la suite les Jeunes Agriculteurs), règnent sans partage. L’Etat ne reconnaîtra d’autres entités représentatives de la profession que dans les années 1980. La « cogestion » agricole à la française, liant pouvoir politique et organisations professionnelles, voit le jour dans le sillage des événements de Morlaix.

    5. Dieu, l’argent et la technologie : la sainte trinité du complexe agro-industriel breton

    « En Bretagne, la face cachée de l’agrobusiness » (5/5). Les fondations idéologiques du productivisme ont été posées dès les années 1960, notamment sous l’influence de la Jeunesse agricole catholique et de fortes personnalités locales dont l’influence continue de se faire sentir aujourd’hui.

    Alexis Gourvennec avait les yeux azur et du charisme à revendre. Mort en 2007, à l’âge de 71 ans, ce fonceur hyperactif avait grandi dans une famille modeste du Léon, la « terre des prêtres » du Finistère nord, marquée par l’influence du clergé et le conservatisme politique. Engagé très tôt dans le syndicalisme paysan, il était devenu, après la mémorable occupation de la sous-préfecture de Morlaix, en 1961, le leader emblématique de l’agriculture bretonne contemporaine, un meneur capable d’invectiver les ministres et de lancer des ultimatums. Ses combats – le désenclavement de la Bretagne, l’organisation des filières agricoles – ont contribué à la modernisation de la région.

    Entrepreneur stakhanoviste, cet amateur de whisky au caractère volcanique a possédé des piscicultures et plusieurs grands élevages porcins en Bretagne, mais aussi dans les Landes et… au Venezuela. Il a présidé la compagnie maritime Brittany Ferries, dont il fut l’un des créateurs, et a contribué à créer la SICA (société d’intérêt collectif agricole) Saint-Pol-de-Léon, première coopérative légumière de l’Hexagone, ainsi que le lobby Breizh Europe, bras armé du complexe agro-industriel breton à Bruxelles. Il a également présidé la caisse départementale du Crédit agricole du Finistère – cette même banque qui a financé ses aventures entrepreneuriales et s’est imposée, par ailleurs, comme la « machine à cash » de l’agro-industrie régionale.

    Homme de droite, libéral, Alexis Gourvennec était allergique au centralisme français, mais pas aux subventions de l’Etat pour les filières agricoles. Comme tant d’autres personnalités bretonnes des « trente glorieuses », il a été formé à la Jeunesse agricole catholique (JAC), mouvement d’encadrement des jeunes ruraux progressiste et chrétien. C’était un dur, qui détestait partager le pouvoir. A en croire de nombreux témoignages, il pouvait se montrer « tyrannique », « odieux », voire « violent », au moins verbalement, avec ceux qui lui tenaient tête. « Avec moi ou contre moi » aurait pu être sa devise. « La fin justifie les moyens » pourrait lui servir d’épitaphe.

     

    Plus d'infos :

    => Le livre Silence dans les champs, de Nicolas Legendre

      
    « C’est pas la Corse ici. On te tue pas. C’est plus subtil. C’est sournois. La peur… »

    Depuis les années 1960, le « système » agro-industriel fait naître des empires transnationaux et des baronnies rurales. Il crée des usines et des emplois. Il entraîne la disparition progressive des paysans, l’asservissement de nombreux salariés de l’agroalimentaire, l’altération des écosystèmes et la généralisation de la nourriture en boîte. Il s’impose au nom de la realpolitik économique et de la foi dans une certaine idée du « progrès ». Il prospère grâce à la bienveillance, l’impuissance ou la lâcheté des autorités. Il engendre ses propres mythes, capables de façonner durablement les mentalités. Il enrichit considérablement une minorité, alors que certains se contentent de survivre grâce aux subventions ou doivent s’estimer heureux parce qu’ils ont un travail. Il fait taire des récalcitrants à coups de menaces, de pressions, d’intimidations, de calomnies ou de sabotages. La violence est son corollaire. Le silence, son assurance-vie. Comment le définir ? « Féodalité », répondent les uns. « Esclavage moderne », disent les autres. « Oligarchie » ou « mafia », jurent certains...
    Enquête au long cours jalonnée de témoignages saisissants, Silence dans les champs est une immersion glaçante dans le principal territoire agro-industriel de France : la Bretagne.

    => Le média Splann !

    Splann ! est une association de loi 1901 dont l’objet est de produire des enquêtes journalistiques d’utilité publique en Bretagne et dans le monde, en français et breton. Son siège est établi à Guingamp, dans le Trégor (Côtes-d’Armor). Depuis mai 2022, le site splann.org est reconnu en tant que service de presse en ligne par la commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP).

    => L'article Fnsea, le pas de trop ? de Global, le magazine de la slow info

    D’abord, la présidente nationale d’un syndicat agricole, la FNSEA, appelant à dissoudre un mouvement citoyen – Les Soulèvements de la Terre – et remettant en cause l’existence syndicale de son concurrent – la Confédération paysanne. Ensuite, une section départementale de cette même FNSEA, demandant au préfet que la Confédération paysanne soit exclue de toutes les instances officielles et ne perçoive plus de subventions publiques. Les deux faits sont stupéfiants et marquent une rupture historique dans l’histoire du syndicalisme agricole et dans la relation du syndicalisme à la politique.

    L’appel à l’élimination de la Confédération paysanne s’est fait à la tribune du 77ème congrès de la FNSEA, le 30 mars à Angers. La lettre au préfet du Morbihan est datée du 31 mars. Le syndicat agricole majoritaire demande au gouvernement la suppression de son concurrent ! Un syndicat se sent assez fort, ou assez complice avec le pouvoir, pour dire sur un ton comminatoire à son ministre de tutelle ce qu’il a à faire (« Monsieur le ministre de l’Agriculture, sanctionnez ! »). Une telle erreur de rôle de la présidente de la FNSEA – et la faute politique qu’elle induit – révèle l’habitude de dicter hors micro la politique agricole au gouvernement. Le passage cavalier à l’affirmation ouverte, dictatoriale, s’explique peut-être par l’envie de se saisir du moment politique ouvert par le ministre de l’Intérieur et sa volonté de dissoudre non pas un parti mais un mouvement. La gageure darmaniesque a-telle induit une abolition des limites objectives du dialogue social en démocratie qui dessinent l’espace où les acteurs de différentes opinions peuvent débattre ? Cet espace politique surréaliste a-t-il eu raison de la raison d’un acteur social ? Ou sommes-nous devant un témoignage d’allégeance, une manifestation de servilité ajoutant du désir au désir du maître ? Ou d’une bouffée collective délirante, une verbalisation du rêve de se débarrasser du seul syndicat opposé fondamentalement au modèle agro-industriel de développement défendu bec et ongles par la FNSEA ?

    => Article Arrêt sur images Saisonniers et clusters : interdiction de filmer dans le Sud de Pauline Bock

    En septembre dernier, un agriculteur d'Arles agressait deux journalistes de France 2

    Alors qu'ils tournaient un documentaire pour Envoyé Spécial en septembre dernier, une équipe de journalistes a été agressée par un agriculteur et grand propriétaire terrien près d'Arles (Bouches-du-Rhône). Retour sur un incident pas si isolé, dans une région où les tensions sont vives dès que la presse enquête sur les travailleurs détachés (mais pas toujours déclarés) qui participent aux récoltes.

    => Podcast Blast Travailleurs détachés - Les dessous d'une exploitation
    (texte + audio en 2 épisodes)

    Ce podcast inédit est une enquête menée dans les Bouches-du-Rhône sur les conditions de vie des travailleurs et travailleuses détaché.es sous contrat avec des sociétés d'intérim espagnoles. Mauvais traitements, menaces, parfois violences envers les travailleurs et travailleuses : les journalistes décrivent un système rôdé et une omerta rendant précieux tout témoignage. Journalistes, agriculteurs, inspection du travail, celles et ceux qui se frottent à ces questions sont elles et eux aussi confronté.es à cette violence.