• Usbek & Rica Diane Delaurens - 3 juin 2022

    « La surmédiatisation de nos vies ne compense en rien notre souffrance »

    Nous n’avons jamais été aussi riches collectivement dans l’histoire de l’humanité, et nous ne nous sommes pourtant jamais sentis aussi malheureux. La faute, pour Diane Delaurens, au basculement d’un système de valeurs transcendantales aux valeurs numériques contemporaines. Bonne nouvelle, cependant : il est encore temps de s’en détacher pour réapprendre à se connaître tout en oeuvrant dans l’intérêt de l’ensemble des écosystèmes et de la Terre en général.

    La dégradation de l’état de santé mentale de nos sociétés industrialisées[1], dopées à la caféine et au manque de sommeil[2], est un symptôme puissant que quelque chose ne tourne pas rond. Ce phénomène a été accentué ces dernières années en particulier par la pandémie de COVID-19, la guerre en Ukraine faisant planer le spectre d’une troisième guerre mondiale, et l’urgence climatique martelée – sans véritable conséquence – par les multiples rapports du GIEC.
    La santé mentale est aujourd’hui un point essentiel de la santé publique, la dépression étant selon l’OMS « une des principales causes d’incapacité dans le monde »[3]. L’universalité de ces troubles laisse penser qu’il ne s’agit pas là que de trajectoires individuelles, mais que la manière dont nos sociétés sont organisées participe à ce mal-être. Cet article explore l’hypothèse que nos valeurs numériques contemporaines ont un coût psychologique plus élevé que nous ne le pensions, en particulier dans le contexte d’effondrement écologique qui est le nôtre. Il en ressort que la crise que nous traversons n’est pas seulement environnementale, sociale et économique, mais aussi psychologique.

    Des valeurs transcendantales aux valeurs numériques contemporaines

    Les deux derniers siècles ont vu les valeurs se renverser, passant de valeurs absolues et transcendantales imposées d’en haut sur les hommes à des valeurs chiffrées immanentes modelées par les hommes eux-mêmes.

    Pendant des siècles, les valeurs morales et sociales ont été imposées d’en haut. Les mythes fondateurs de toutes les sociétés autour du monde leur fournissent une feuille de route sur comment vivre, en fixant les règles sur les relations entre les hommes et surtout avec leur environnement. C’est le cas des mythes grecs comme des mythes des Australiens Aborigènes, à propos desquels Lynne Kelly et Margo Neale dans leur ouvrage Songlines notent qu’ils contiennent : «  de grandes quantités de savoirs à propos de l’environnement, de la culture et de la loi  »[4]. Les hommes doivent agir conformément aux règles religieuses d’origine mythique ou divine – donc incontestables –, à la fois morales et pratiques, et qui se transmettent de génération en génération. La transcendance de ces règles et leur immuabilité sont la raison par exemple de la division en trois ordres de la société sous la monarchie de droit divin au Moyen-Âge. Les valeurs morales et sociales ainsi données sont absolues et incommensurables, et régissent l’ensemble de la vie humaine.

    La situation change au cours des derniers siècles : les hommes créent désormais leurs propres valeurs, allant de pair avec l’avènement de la société démocratique et les progrès de la science, comme le rappellent certains détracteurs de Descartes, notamment Henry More, qui voient dans le matérialisme du premier le risque d’exclure Dieu du monde matériel et de promouvoir ainsi l’athéisme[5]. Ce changement est tout entier dans la fameuse phrase de Friedrich Nietzsche « Dieu est mort ! Dieu demeure mort ! Et nous l’avons tué ! »[6]

    D’une société aristocratique verticale et immuable répondant à des règles fixes, nous sommes passés à une société démocratique horizontale et en mouvement, décidant elle-même de ses règles morale.

    Ce n’est pas un hasard si le thème des valeurs est si présent dans la philosophie nietzschéenne, valeurs religieuses qu’il appelle à inverser. Albert Camus explore la succession de ces cadres moraux et institutionnels dans son ouvrage L’Homme révolté, publié en 1951. Après les régicides, qui suppriment l’incarnation des valeurs traditionnelles dans la personne du roi, le mouvement de révolte s’attaque aux dieux : c’est la période des déicides, où l’immanence des hommes remplace la transcendance divine. Pour Camus, « Hegel détruit définitivement toute transcendance verticale, et surtout celle des principes »[7], ce qui mène à « la suppression de toute valeur morale et des principes, (et à) leur remplacement par le fait, roi provisoire »[8].

    D’une société aristocratique verticale et immuable répondant à des règles fixes, on passe alors à une société démocratique horizontale et en mouvement, décidant elle-même de ses règles morales. Heidegger décrit précisément cette transition : « A l’autorité disparue de Dieu et de l’enseignement de l’Église succède l’autorité de la conscience et de la raison. Contre celle-ci s’élève bientôt l’instinct social. L’évasion dans le suprasensible est remplacée par le progrès historique. Le but d’une félicité éternelle dans l’au-delà se change en celui du bonheur pour tous ici-bas. L’entretien du culte de la religion est abandonné en faveur de l’enthousiasme pour le développement d’une culture, ou pour l’expansion d’une civilisation. L’acte créateur, autrefois le propre du Dieu biblique, devient la marque distinctive de l’activité humaine, dont les actions finissent par devenir celles des actionnaires. »[9]

    La pique de Heidegger frappe incroyablement juste. Car en devenant immanentes, ces valeurs subissent une deuxième mutation : elles passent de morales et incommensurables à numériques, et par définition commensurables. Les nombres sont de plus en plus présents, et les valeurs désormais des valeurs chiffrées. C’est ce que montre Alain Supiot dans son ouvrage La gouvernance par les nombres tiré de ses cours au Collège de France[10]. Du gouvernement nous en sommes passés à la gouvernance, et de la loi, au chiffre. Les nombres qui découvrent chaque jour un peu plus les ressorts scientifiques du monde, répondant à la géniale intuition de Galilée selon laquelle le livre du monde serait écrit en langue mathématique, font de celui-ci un « monde désenchanté » pour reprendre la formule de Max Weber[11]. Les croyances en des religions reculent au profit d’une explication scientifique et rationnelle du monde, et qui pousse dans nos sociétés démocratiques à la recherche constante d’utilité et du profit au détriment du beau et du plaisir intellectuel. Ainsi que Tocqueville l’écrit, « la plupart des hommes qui composent ces nations [démocratiques] sont fort avides de jouissances matérielles et présentes, comme ils sont toujours mécontents de la position qu’ils occupent, et toujours libres de la quitter, ils ne songent qu’aux moyens de changer leur fortune ou de l’accroître. Pour des esprits ainsi disposés, toute méthode nouvelle qui mène par un chemin plus court à la richesse, toute machine qui abrège le travail, tout instrument qui diminue les frais de la production, toute découverte qui facilite les plaisirs et les augmente, semble le plus magnifique effort de l’intelligence humaine. C’est principalement par ce côté que les peuples démocratiques s’attachent aux sciences, les comprennent et les honorent. »[12] Cependant ces valeurs numériques ont un coût psychologique certain.

    La perte d’individualité au profit d’un individualisme superficiel

    Alors qu’on aurait pu espérer que l’avènement valeurs humaines améliore le sort de nos contemporains, c’est l’inverse qui se produit, du moins sur le plan psychologique.

    Le premier de ces coûts psychologiques est paradoxalement dû à la perte de l’individualité dans les faits, du fait même de son apparition dans les idées. Alors que les droits de l’Homme consacrent la dignité humaine et la primauté de l’individu sur le groupe, le mouvement démocratique qui est son corollaire dans les faits dissout cette individualité dans une foule atomisée. La disparition des classes bien arrêtées de la société aristocratique a donné lieu à une masse de gens semblables, égaux, qui ne savent plus où est leur place et en quoi ils diffèrent de leurs concitoyens. Tocqueville remarque justement à ce propos que « de nos jours, […] toutes les classes achèvent de se confondre, [et] l’individu disparaît de plus en plus dans la foule et se perd aisément au milieu de l’obscurité commune » [13]. Le psychologue Carl Jung l’observe lui aussi un siècle plus tard : « Plus la foule est nombreuse, plus négligeable l’individu devient. »[14] C’est sans doute pour cette raison que le dénombrement fait l’objet d’un interdit biblique, et que le roi David en fait les frais lorsqu’il donne à Yahvé un chiffre comme réponse à l’ordre divin de parcourir les tribus d’Israël pour recenser la population. En additionnant les hommes, il a négligé leur commensurabilité propre en tant qu’individus, leur dignité personnelle et s’est à tort enorgueilli de la puissance de son royaume [15].

    L’individu moderne n’est plus qu’un numéro, que celui-ci soit – au pire – un numéro de camp de concentration ou, au mieux, de sécurité sociale.

    Or cette fascination pour les chiffres, qui a partie liée à l’invention de l’État démocratique et de la statistique[16], est toujours d’actualité selon Jung : « Mais c’est exactement ce qui est en train de se passer aujourd’hui : nous sommes tous fascinés et sur-impressionnés par les vérités statistiques et les grands nombres, et sommes quotidiennement informés de la nullité et de la futilité de la personnalité individuelle, puisqu’elle n’est pas représentée et personnifiée dans aucune organisation de masse. »[17]. L’individu moderne n’est plus qu’un numéro, que celui-ci soit – au pire – un numéro de camp de concentration ou, au mieux, de sécurité sociale. Perdu dans cette masse et dans un monde mécanique et rationnel d’où l’enchantement a disparu, le besoin psychologique de spiritualité auquel répondaient les mythes et les religions est aujourd’hui inassouvi. Pour Jung, la société actuelle souffre d’une maladie psychique : « La rupture entre la foi et la connaissance est le symptôme de la conscience divisée qui est si caractéristique des désordres mentaux de nos jours. »[18]

    Le capitalisme du monde libre est tout aussi totalitaire que le collectivisme communiste.

    L’ignorance des individus de leur propre psyché, et donc d’eux-mêmes, les transforme en fanatiques prêts à répondre à n’importe quelle injonction : c’est ainsi que des hommes prennent part à des mouvements fascistes comme les totalitarismes de la seconde guerre mondiale, mais aussi aux idéologies communistes et capitalistes de l’après-guerre. Jung les place toutes deux au même niveau, puisqu’elles considèrent toutes deux les choses et les nombres avant les êtres humains. Pour n’être pas connu ni reconnu dans son individualité et sa spécificité, l’individu se fond dans la masse, en général pour le pire. En ce sens, écrit Jung, le capitalisme du monde libre est tout aussi totalitaire que le collectivisme communiste : les individus y sont aussi les rouages anonymes d’une machine sociale inébranlable.

    On peut ainsi lire l’individualisation superficielle croissante de notre société comme, encore, une tentative de remède à ce mal d’isolement et de négation de notre moi profond. Puisque la société pense que je ne suis rien, juste un numéro de plus, je vais m’efforcer de lui prouver mes spécificités et ce qui me rend unique. L’essor du développement personnel, qui enseigne que l’attention portée à soi et à son bien-être est essentielle, est ainsi révélateur de cette tendance. La médiatisation de la vie de chacun, comme si elle était exceptionnelle et parfaitement unique, est une parade de plus. Partager ses « passions » sur Youtube ou sur son blog, débattre de ses centres d’intérêts sur Twitter, prendre des selfies en vacances car ce qui compte n’est pas ce que le monument ou le paysage mais bien…nous-mêmes. L’individualisation superficielle qu’encouragent les réseaux sociaux, où la compétition avec les autres et la peur d’être un numéro perdu dans l’océan de la masse motivent d’autant plus le partage de nos prouesses individuelles. L’individualisation de façade de notre société contemporaine, parade inefficace à l’atomisation dont nous souffrons, ne parvient pas à satisfaire le besoin de se voir reconnaître comme individu concret et situé, à part, par nos pairs. C’est le secret de Polichinelle des publicitaires, qui tournent à leur profit (c’est le cas de le dire) notre besoin d’affirmer notre individualité pour nous faire consommer. Or, et c’est là l’ironie du sort, c’est cette quête même de reconnaissance personnelle qui en vient à nous fondre dans la masse : de quelle différenciation parle-t-on lorsque tout le monde possède le même iPhone ou la dernière paire de chaussures à la mode ? La consommation de masse devient de fait la fausse bonne solution à un problème bien plus profond, qu’elle entretient dans un cercle vicieux pour l’homme mais non pour elle-même : consommer toujours plus et toujours plus vite pour se démarquer des autres, avant que l’avant-garde ne devienne commune et qu’il faille se différencier toujours plus vite, faisant marcher le commerce de ceux qui nous vendent, à proprement parler, un horizon s’éloignant sans cesse.

    La perte de sens : le vide existentiel

    La deuxième conséquence de ce renversement des valeurs est la perte de sens qui frappe aujourd’hui si massivement nos concitoyens et nos pairs tout autour du monde. Alors qu’auparavant l’imposition par le haut de valeurs définies et immuables, ainsi que la dureté de la vie, donnaient à cette dernière un sens, le confort matériel atteint dans les démocraties occidentales place l’individu dans un « vide existentiel  »[19], selon le psychologue Viktor Frankl. « Aucun instinct ne lui [à l’homme] dit ce qu’il a à faire, et aucune tradition ce qu’il devrait faire ; parfois il ne sait lui-même pas ce qu’il voudrait faire. A la place, il peut souhaiter faire ce qu’autrui fait (conformisme) ou ce que d’autres personnes veulent qu’il fasse (totalitarisme). »[20] Or, selon Frankl, le confort matériel vendu par nos sociétés consuméristes est un leurre : « Ce dont un homme a en fait besoin n’est pas d’un état sans tension mais de s’efforcer et de lutter pour un but digne de valeur, une tâche choisie librement. »[21]

    L’état dans lequel nous nous trouvons est celui d’un monde qui ne fait pas sens, de mythes introuvables et d’actions qui ne valent pas la peine car écrasées par la multitude d’hommes sur terre. Pour Frankl, la consommation de drogue est, par exemple, « l’un des aspects d’un phénomène de masse plus général résultant de la frustration de nos besoins existentiels, qui à son tour est devenu un phénomène universel dans nos sociétés. »[22]

    Retrouver du sens en chacun de nous est la solution à cette situation avancée par Frankl : c’est la méthode de la logothérapie (soin par le sens) inventée par lui, qui consiste à « devenir conscient de la possibilité contre un fond de réalité, ou, pour l’exprimer dans un langage simple, à devenir conscient de ce qui peut être fait dans une certaine situation. »[23] L’individu doit trouver lui-même le sens personnel de sa propre existence pour agir en conséquence et se libérer du vide existentiel dans lequel il se trouve, depuis qu’il définit lui-même ses valeurs. Notamment, reconnaître que la souffrance est une composante essentielle de la vie ; tous les individus y sont confrontés.

    Dans un monde où le bonheur est représenté comme l’idéal, la souffrance est incompréhensible et les individus qui la vivent sont doublement punis.

    Ce qui fait la différence est alors le sens que chacun donne à sa souffrance et comment il l’affronte. Le but de la vie n’est pas l’absence de souffrance, mais plutôt de se montrer à la hauteur de sa souffrance et de ses valeurs. En ce sens, l’idéologie du confort et de la joie véhiculée notamment par la société américaine et sa fameuse « poursuite du bonheur » est pour Frankl un leurre absolu, voire un piège : « (…) un tel système de valeurs est sans doute responsable du fait que le fardeau de la souffrance inévitable est augmenté par la souffrance de ne pas être heureux »[24]. Dans un monde où le bonheur est représenté comme l’idéal, la souffrance est incompréhensible et les individus qui la vivent sont ainsi doublement punis. Dépasser le slogan marketing d’une vie heureuse remplie des dernières innovations à la mode pour une vie ayant du sens, en particulier dans un monde où les défis ne manquent pas (réchauffement climatique, perte de biodiversité, accroissement des inégalités, faillite des démocraties, …) devient ainsi le moyen de sauver le monde comme de nous sauver, individuellement, nous-mêmes, en servant nos contemporains, les générations futures et le vivant en général.

    L’abondance de choix contre l’équilibre mental 

    Au-delà du vide existentiel, la société de consommation issue du renversement des valeurs et de la démocratie est dommageable à notre santé mentale par un moyen de plus : le paradoxe du choix. C’est ce que relate le psychologue Barry Schwartz dans son ouvrage éponyme [25] , qui compile les recherches de nombreux psychologues et économistes quant à la décision et au choix et qui conclut que « le fait que du choix soit bénéfique ne signifie pas que plus de choix soit mieux. [Au contraire,] il y a un coût au fait d’avoir trop de choix. […] S’accrocher opiniâtrement à tous les choix qui s’offrent à nous contribue à de mauvaises décisions, à l’anxiété, au stress et à l’insatisfaction – et même à la dépression clinique. »[26] 

    Contrairement à ce que nous dit l’économie de marché, avoir plus de choix ne signifie pas être plus heureux. Si le bonheur augmente en passant d’une à plusieurs options, il existe un plateau au-delà duquel l’ajout d’alternatives n’a pas seulement un effet neutre sur notre contentement mais bien un effet négatif car la pression psychologique pour choisir la solution optimale est d’autant plus forte, et les regrets d’autant plus grands après-coup si le résultat n’est pas à la hauteur de nos attentes. De fait, l’abondance de choix, vers laquelle nos sociétés ont évolué, nous fait osciller entre la paralysie et le remords, alors même que nous vivons collectivement dans une richesse sans précédent. Tout est aujourd’hui si abondant que le choix n’en est que plus effrayant : les aliments au supermarché, les repas à emporter, les profils Tinder, les chaînes télévisuelles, les séries Netflix… Nos sociétés nous ont jetés dans la gueule du loup : la promesse d’une vie d’abondance avec une liberté de choix toujours plus grande s’est fanée dans la paralysie du quoi faire maintenant, plus tard, où, comment, et avec qui, ainsi que dans la déception du résultat de notre choix – que nous blâmons sur nous-mêmes – et le remords qui va avec. La comparaison incessante, qui est à la racine de nos sociétés démocratiques et accentuée par les réseaux sociaux, encourage ce phénomène.

    D’un tissu d’obligations matérielles, familiales et sociales qui entouraient l’individu, on passe à de nouvelles contraintes individualistes auto-imposées.

    L’un des aspects les plus visibles de cette anomie moderne est le besoin de s’inventer, pour la contrer, de nouvelles règles intangibles au travers des « routines » recommandées par l’ensemble du courant du développement personnel, qui paradoxalement renforcent la valeur de perfectibilité de l’homme et de comparaison[27] : une routine de sport pour rester en forme, une routine du matin pour commencer la journée du bon pied, une routine du soir pour la finir tout aussi bien, une routine alimentaire, etc. On pourrait y ajouter l’essor des courants minimalistes et le succès de Mari Kondo contre l’envahissement des objets et des choix qui nous submergent.

    Ce retour des routines est un mécanisme de défense contre la trop grande liberté que nous avons, à une différence près : alors que tout au long des siècles précédents ces habitudes avaient été imposées par les contraintes extérieures, qu’elles soient matérielles ou socialo-morales (cultiver le potager, aller à l’église, s’occuper des parents ou des enfants, etc.), les nouvelles routines contemporaines sont inventées par et pour les individus qui les pratiquent : méditer, faire du sport, etc. D’un tissu d’obligations matérielles, familiales et sociales qui entouraient l’individu, on passe à de nouvelles contraintes individualistes auto-imposées. Barry Schwartz reconnaît que ces nouvelles routines font partie de la solution au problème éminemment contemporain du « trop de choix » : elles constituent des décisions de second degré[28] (second-order decisions) qui réduisent le champ des possibles des décisions de premier degré « que faire maintenant ? » en décidant par exemple « tous les matins j’irai à la salle de sport de 7h à 8h ».

    Cette logique de prendre des « super-décisions » pour limiter une liberté devenue paralysante est ainsi un geste de secours : « En utilisant des règles, des présuppositions, des standards et des routines pour nous contraindre et limiter les décisions que nous avons à prendre, nous pouvons rendre la vie plus gérable, ce qui nous donne plus de temps à consacrer à d’autres et aux décisions que nous ne pouvons ou ne voulons pas éviter. »[29] Cependant dans leur acception moderne, elles semblent étrangement individuelles : n’ayant plus de sens à leur vie, ni d’appartenance à un groupe plus large, les individus se replient sur eux-mêmes dans une course à la perfection personnelle et au confort matériel. Tocqueville remarque ainsi : « Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont donc presque toujours liés d’une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d’eux, et ils sont souvent disposés à s’oublier eux-mêmes. (…) Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs de chaque individu envers l’espèce sont bien lus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s’étend et se desserre. (…) Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s’y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan jusqu’au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part.  »[30]

    Le contexte environnemental contemporain, conséquence de ces deux phénomènes

    Le coût psychologique de ce renversement des valeurs est ainsi triple : la perte de son individualité et d’une vie intérieure spirituelle contribuant au sentiment d’impuissance, un vide existentiel qui nous pousse à la dépression, et une paralysie ou un remords quant à nos choix (dont nous sommes devenus responsables) qui stimule une comparaison toujours croissante, menant au burnout. Ceci est encore exacerbé dans le contexte environnemental contemporain, qui rend d’autant plus visible le problème axiologique de nos valeurs modernes et l’impact psychologique de ces dernières. La vie sur terre est en péril à cause des valeurs de travail, d’expansion, de progrès et de profit qui dirigent nos sociétés. Les activités industrielles et commerciales utilisant des énergies fossiles rejettent des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, contribuant à réchauffer la planète, provoquant au passage des catastrophes météorologiques telles que sécheresses, canicules, feux de forêt et inondations ; les mêmes activités humaines, en prenant toujours plus d’espace terrestre et maritime, menacent la biodiversité sur laquelle repose l’ensemble des chaînes alimentaires.

    Les dégâts que nous causons quotidiennement au monde naturel et l’impossibilité dans laquelle nous paraissons être d’y mettre un terme ne font qu’amplifier le problème.

    Ces conséquences entretiennent également notre mal-être psychologique avec, pour ceux qui sont conscients de leur impact, la fameuse « dissonance cognitive » de savoir que conduire sa voiture thermique et acheter des emballages plastiques contribuent au problème, sans pouvoir totalement s’en passer au quotidien. Les derniers rapports du GIEC[1] sont plus que pessimistes sur l’évolution du climat au cours du XXIe siècle, et l’éco-anxiété touche une partie grandissante de la population, en particulier les jeunes. Notre mode de vie menace la vie sur terre, qu’elle soit humaine, animale ou végétale ; les dégâts que nous causons quotidiennement au monde naturel et l’impossibilité dans laquelle nous paraissons être d’y mettre un terme ne font qu’amplifier le problème.

    En effet, ce problème – vital – et sa solution souffrent des mêmes maux. La rationalité scientifique qui pousse à tout mesurer et quantifier a donné naissance au capitalisme prédateur ainsi qu’à la science qui permet d’en déceler les impacts. Comment alors faut-il réagir ? Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et garder l’utile pour confondre le néfaste, en oubliant qu’ils viennent de la même racine ? Ou tout mettre à plat – quitte à frayer avec les « pseudo-sciences »[2] ? C’est tout le débat qui agite aujourd’hui les activistes et réalistes, et tel qu’illustré par le récent « Appel à déserter » de quelques étudiants diplômés d’AgroParisTech en 2022[3], qui a été porté aux nues par certains commentateurs et fustigé par d’autres. En effet, quelle voie choisir ? Déserter complètement, ou rester et « changer les choses de l’intérieur » ?

    Ce débat montre à quel point la ligne entre le véritable combat écologique et le greenwashing est mince. Jusqu’à présent, force est de constater que les actions mises en œuvre par les entreprises et les gouvernements – « sustainability » proclamée à tout va, entreprises à mission, finance verte – n’ont pas changé la donne d’institutions basées sur l’exploitation des ressources naturelles et sur lesquelles repose notre mode de vie moderne. En 2021, alors même que le COVID-19 avait donné naissance à l’espoir d’un « nouveau monde », les émissions de gaz à effet de serre ont été les plus hautes de l’histoire[4]. De l’autre côté, renoncer complètement à nos institutions est un saut dans l’inconnu, sans filet, et sans rationalité économique pour calculer si ces actions pourront nous permettre d’atteindre la survie de la biodiversité et les deux degrés.

    « Une partie de la solution consiste dans le fait d’essayer de se soigner en soignant le monde en même temps »

    Le défi d’aujourd’hui et des prochaines décennies consiste à inventer une voie qui emprunte aux deux côtés sans compromission.  Une partie de la solution consiste dans le fait d’essayer de se soigner en soignant le monde en même temps : retrouver une spiritualité qui peut contribuer à éviter la catastrophe que la science rationaliste prédit tout en retrouvant notre individualité, un sens à notre existence et une sobriété qui limite les effets néfastes du « toujours plus ». En reconnaissant le besoin d’appartenance de l’homme, et en réapprenant que nos vies viennent de notre environnement.

    En ce sens, les spiritualités et les savoirs des cultures aborigènes tout autour monde sont des aides précieuses, sur le plan pratique comme sur le plan psychologique, pour réapprendre à nous insérer dans notre environnement tout en prenant soin de notre psychè. Les chiffres sont utiles, dans un périmètre limité ; de nouvelles valeurs basées sur la nature, la circularité, et les relations qui existent entre nous et le reste de la biosphère, sont ainsi nécessaires. Réapprendre à se connaître et s’approprier, ou réinventer, des mythes ancestraux, peut ainsi contribuer à donner un sens à sa vie tout en œuvrant dans l’intérêt de l’ensemble des écosystèmes et de la Terre en général. Comprendre comment ces phénomènes sociaux et psychologiques se répondent et s’interpellent en est le premier pas.

    source : https://usbeketrica.com/fr/article/la-surmediatisation-de-nos-vies-ne-compense-en-rien-notre-souffrance

    La surmédiatisation de nos vies ne compense en rien notre souffrance - Diane Delaurens